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Photo du rédacteurMONA AZZAM

L'enfance, ce grand territoire d'où chacun est sorti ![1] - Nouvelle par Mona Azzam


Il arrive parfois, à certaines heures de la vie, que l’on se retrouve comme au pied du mur. Il nous faut prendre des décisions. Même si nous ne sommes pas sans ignorer que certaines décisions peuvent se révéler lourdes de conséquences. Et chambouler l’ordre que nous avions pourtant choisi de suivre.

Un bref instant suffit à tout remettre en question. Remise en question née d’une question surgie sans prévenir, sans aucun préliminaire, à la croisée des jours.


Maya, qui es-tu” ? Une très courte phrase aux allures d’un épigramme avec une pointe cinglante sur le “tu”s’est élevée ainsi alors que je soignais mon apparence dans le miroir, comme tous les matins.

Dissimuler les rides qui s’étaient invitées de manière précoce, comme un punchline, autour des yeux, cela relevait de mon quotidien de quadragénaire.

Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même. [2]

Férue de maximes, à l’instar de ma Mamie, je m’évertuais à tenter de les mettre en application. Tant bien que mal.


Et puis, tandis que j’en étais là, m’appliquant une dernière touche de fard à joues, je l’aperçus dans la glace. Je la vis. Elle. L’autre qui me faisait face. Reconnaissable entre toutes.

Ce visage serein, cette peau lumineuse, ce sourire un tantinet espiègle. C’était Elle. Mamie. Il y a vingt ans de cela.

Et puis, cette voix surgie du miroir et qui chuchotait presque :

qui es-tu, Maya ? Où est l’enfant que tu as été ?


Cinq minutes. Cela ne dura qu’un fragment de minutes. Cinq minutes tout au plus.

À présent je suis seule de nouveau ; je contemple cette copie de moi, maquillée. Il y a belle lurette que le sourire espiègle de mes dix ans a disparu, victime des assauts de l’existence. Il y a belle lurette que Mamie n’est plus.

Je contemple ce reflet de moi-même. Risible. Je me trouve risible.

Je songe à ma vision d’il y a peu.

Qui suis-je ? Les sourcils froncés, je répète “qui suis-je ? ” Où est la petite Maya ?

Suis-je cette femme plutôt jolie, élégante, revêtue du masque qui est devenu le mien au fil du temps ?

Suis-je une autre ? Et si je passais de l’autre côté du miroir ? Que trouverais-je derrière la porte ? Qui trouverais-je ?


Bref instant d’hésitation. Le miroir m’attire. Vertige. Effroi. Et si de l’autre côté il n’ y avait

personne ? Et si je ne trouvais qu’une porte close ? Et si les portes de l’enfance refusaient de s’ouvrir ?

Qui ne tente rien…



Obscurité totale. Ombres tenaces. Épaisses. Silence frémissant. Frissons ténébreux.

Le vide, maître des lieux, tourbillonne, vainqueur, en une spirale aux râles sournois et incessants.

Jadis, ces murs avaient une âme. Jadis, cette bâtisse résonnait encore de tous ces cris d'enfants,

persuadés qu’ils resteraient d’éternels enfants. Persuadés que l'enfance les habiterait toujours. Ainsi qu'aimait à le répéter Mamie, sur un ton ferme gorgé de certitudes, énonçant comme une vérité intemporelle, ce bonheur éternel d’une enfance victorieuse face au temps.

Et la ribambelle d'enfants que nous formions, l'écoutait en silence, presque religieusement, ne doutant jamais de la véracité des dires de Mamie.


Une ribambelle ? Oui. C’est bien cela. Sept, nous étions. Ses sept petits-enfants, oubliés ici, chez Mamie, le temps des grandes vacances. Sept mômes heureux de pouvoir s'écorcher les genoux sans qu'aucune réprimande ne vienne gâcher l’exploit du jour.

Sept garnements capables de faire les quatre cents coups, parfois cinq cents coups sous les encouragements tacites de Mamie.

Sept. Comme les sept nains. Comme les jours de la semaine. Aussi différents les uns des autres mais avec une espièglerie commune, sans doute génétique, comme se plaisait à l’affirmer Mamie.

Sept. Anaïs, Arnaud, Julia, Victor, Nana, Rémi, et moi, Maya. Moi.


De nous sept, c'est à moi que Mamie a confié sa maison, avant de quitter ce monde.

À moi. Sous les regards stupéfaits de ses six autres petits-enfants tandis que nous formions un cercle autour du bureau du notaire.

Pourquoi toi ? À six reprises, j'ai entendu fuser cette interrogation pleine de sous-entendus

inexprimés. Je n'ai pas été en mesure de répondre.


À présent, alors que j’ai traversé le miroir, me jouant du temps et de l’espace, je me retrouve calfeutrée dans la cuisine chez Mamie. J’hésite à ouvrir les volets et laisser filtrer la lumière du jour, je m’interroge sur ce “chez Mamie” devenu chez-moi.

Pourquoi moi ?

Autour de moi, elles sont là, s’agitent en un bourdonnement nerveux. Je ressens la

présence de leurs ombres. Anaïs, Arnaud, Julia, Victor, Nana, Rémi et... Mamie. Les six premières gesticulent, accusatrices.

Celle de mamie reste de marbre.

Je l'aperçois dans l'angle, à côté de ses casseroles en cuivre suspendues au mur. Comme si elles attendaient que Mamie les décroche.

Les yeux fixes, Mamie se contente de m’observer sans bouger tandis que je me débats contre les six autres ombres qui me harcèlent.

Je frissonne.

Sensation de froid intérieur qui s'insinue en moi. Je grelotte. Je claque des dents. Et cette sueur froide le long de ma colonne vertébrale. Désagréable. Et qui remonte jusque dans ma nuque.

Je retiens à peine un hoquet. Je n’aurais pas dû passer de l’autre côté.


- Ouvre les volets. Il y trop longtemps qu'ils sont clos.


Je claque des dents de plus belle. Cette voix brisant le silence de la pièce... la voix de Mamie.

Curieusement, les six autres ombres se sont évanouies. Sans doute se terrent-elles quelque part.

Sans doute effrayées par le retour en force de Mamie. Un retour audible.

- Mais qu'est-ce que tu attends, Maya ? Je t'ai connue plus dégourdie ! Ouvre-les donc, ces volets !

- Mais Mamie... les morts... ça ne parle pas !

- Qu'est-ce que c'est que ces sornettes ? Comment cela, ça ne parle pas ? Je te parle, non ? C'est bien la preuve que tout le monde se fait de fausses idées sur la mort.


Sans voir venir, j'éclate en sanglots. Pour la première fois depuis que Nana m'a annoncé le décès de Mamie.

Sur le moment, je n'avais pas versé une seule larme. Avec la mort de ma grand-mère, ce sont des pans entiers de ma vie, ce sont les moments de mon enfance qui se sont évaporés.

À présent, les sanglots. Sous le regard ému de Mamie. Puis un bruit. Celui d'une fenêtre qui s’ouvre. Suivie d'un gond. Et d'un grincement. Les volets s'ouvrent, mus par une force étrange. Le soleil s'insinue dans la pièce.


- Quelle idée de pleurer alors que le ciel est si bleu !

Je me tourne, cherche l'ombre de Mamie dans les moindres recoins. Je ne la trouve nulle part. Je frémis.

La voix. Sa voix. Je m’élance en dépit du silence qui fait depuis peu écho à mon souffle accéléré.

- Mamie, ta maison. Pourquoi moi ?

J’attends au seuil du silence. J’attends. Soudain, sa voix, inchangée s’adresse à moi.

- Comment ça, pourquoi toi ? Parce que c'est ma volonté. Un point, c'est tout.

- Mais les autres ? Nous sommes sept, Mamie. Et les autres n’ont pas compris ta décision. Moi non plus, d'ailleurs.

- Parce qu'il faut nécessairement tout comprendre ? Parce qu'il faut une explication à toute chose ? Nécessairement ?

- Il y a bien une explication à ceci. Ton choix. Ta décision. Il y a bien une raison, mamie, qui t’a poussée à me désigner moi, parmi tous les autres.

- Une raison ? Une explication ? Y a-t-il une raison pour que les gens meurent ? L'âge ? Pourtant, il y en a qui meurent jeunes, tu sais ?

- Mais Mamie...

- Quoi, Mamie ? Tu as une réponse à ça ? Non. Tu vois. Tu as la réponse du pourquoi ces volets sont clos depuis le jour de ma mort ? Ça dérangeait quelqu'un qu'ils restent ouverts ? J'ai toujours haï l'obscurité. Et je suis condamnée à rester dans la pénombre ? Cela ne suffit pas que je sois devenue une ombre ?

- Mamie... Calme-toi. Qui a refermé ces volets ? Je n'y suis pour rien. Tu le sais, non ? C'est la première fois que je remets les pieds ici. Depuis plus de trente ans.

- Je sais. Depuis ce jour où les six autres t'ont traitée de marginale. Et de sauvage.

-Libre à eux de le penser. Chacun fait ce qu'il veut de sa vie. Ce qu'il peut aussi. Mais ce n'est pas là la question. La question, mamie, c'est qui a refermé ces volets.

- Eux. Anaïs, Arnaud, Julia, Victor, Rémi et Nana. Ils sont venus ici. Le matin de ma mort. Ils ont fermé tous les volets.

- Mais Mamie, personne n'est venu ici, le matin de ta mort !

- Maya... Le jour de ma mort, c'est ce jour où ils m'ont abandonnée dans cette maison de retraite. Je suis morte le jour où ils m'ont arrachée à mon chez-moi. Et ils ont refermé les volets. Mais tu es là.

C'est chez toi à présent.

- Parce que je n'étais pas avec eux, ce matin où ils t'ont emmenée, c'est cela l'explication ?

- Peut-être...

- Mamie ? J'ai toujours adoré cet endroit. Le seul où j'étais vraiment heureuse. Loin des chambres d’internat. Tu t'en doutais, non ?


Pas de réponse. Solitude.

Elle n'est plus là. De même que son ombre, sa voix s’est évanouie.

Mon enfance est là. Entre ces murs. Mon enfance se répand dans les airs et s’imprègne d’un parfum entêtant de cannelle et de sucre roux. Je me surprends à rire. Comme avant. Comme aux temps de l’insouciance. Comme aux temps où je pouvais me nicher dans les bras de Mamie, bercée par son souffle chaud et son parfum de fleurs d’oranger. Soudain je ne suis plus la femme adulte. Je suis même persuadée que si je me regardais dans un miroir, je ne trouverais nulle ride autour de mes yeux.

Je décide de faire un dernier tour dans la maison, avant de repartir. M'en retourner vers ma vie de "marginale". D'écrivain, en réalité. Mais les autres n'y ont rien compris, à mes absences fréquentes, à mes solitudes voulues, dictées par les besoins de l'écriture. Ils n’y ont vu qu'une propension à la marginalité.

En refermant la porte de la maison de Mamie, j'ai la certitude que j'y reviendrai.Très souvent.

Mamie vient de m'offrir un lieu de "retraite" indéniable.


C'est entre ces murs que naîtront mes écrits ultérieurs. Nul doute que mamie en sera la première lectrice. C'est dans cet état d'esprit que je retraverse le miroir.

Un dernier coup d'oeil à la bâtisse au blanc vieillissant. Sursaut. Effarement.

Les volets de la cuisine. Les volets en bois au ton bleu écaillé, sont fermés. Indéniablement clos.

Comme s'ils n'avaient pas été ouverts, il y a peu.

Ai-je halluciné ? Je franchis le seuil de l’autre côté, trop bouleversée pour trouver une explication.

Dans mon miroir, les volets bleus s'amenuisent peu à peu.

Soudain, ils ne sont plus qu'un point, vague, dans le lointain.

[1] Saint-Exupéry [2] La Rochefoucauld


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