Il arrive un moment dans la vie où l’on se trouve pris au piège par les obligations sociales et professionnelles. La routine se fait pesante. Oppressante. Piégé, on aspire à y échapper.
Pourtant, on persiste à jouer le jeu. Mises en scènes itératives au théâtre des convenances.
Et puis, un matin, un simple écart, une seule et unique inhalation d’opium. Et c’est la traversée vers l’ailleurs. Le passage de l’autre côté.
Univers flou. Brumes opiacées. Bascule.
Soudain une sonnette, à l’instar d’une sonnette d’alarme actionnée par une main mystérieuse vient tout chambouler.
Tout ce qui avait été prévu dans les agendas, planifié méthodiquement, se perd dans les volutes d’une fumée blanche.
Floué, l’ordre du jour. Floué. Place au dés-ordre.
Un matin, semblable à tous les matins d’un dimanche sur terre.
Trainer devant un café sur la terrasse face à la mer. Savourer la quiétude du moment. Prendre son temps, surtout. Luxe dominical.
Et puis l’opium. Autre luxe. Luxe prohibé. Prohibition bravée à petites doses. Bravée parce que prohibée.
Flottement éthéré. Étrange, la sensation.
Tandis que j’évoque ce dimanche-là, poreuse est encore la frontière entre la fiction et la réalité.
Pourtant, c’est loin d’être une chimère. Rien de fictif. Du réel. Inimaginable. Mais bel et bien réel. Si réel que chaque détail est gravé dans les limbes de ma mémoire.
Et donc ce dimanche-là…
Troisième tasse de café. Un café bien serré. Sorti tout chaud et tout frémissant des entrailles de la cafetière italienne.
Le bonheur tout en flottement. Intensifié par la consommation de l’infime dose de ce latex exsudé par le pavot.
La tasse qui atteint presque la hauteur des lèvres. Surdimensionnée, la tasse devenue gondole. Et qui suspend sa navigation tout à coup. S’immobilise aux abords du canal de mes lèvres entrouvertes.
On sonne à la porte. Je sursaute. Je n’attends personne. Hésitation. Un instant d’hésitation hors du temps.
De nouveau, on sonne à la porte. Carillon diffus qui insiste. Insistance presque sporadique.
Je repose ma tasse-gondole. Telle une automate, les jambes vacillantes, je me dirige tanguant vers le vestibule. Impossible de deviner à travers les vitres teintées de la porte, à qui appartient la silhouette dont j’aperçois les contours vagues.
Je tourne la clé dans la serrure. Une fois. Deux fois. Les mains tremblantes, j’actionne la poignée.
La porte s’ouvre…
Je cligne des yeux plusieurs fois. Je n’en reviens pas ! Je voudrais me pincer pour y croire.
C’est absurde ! Surréaliste !
Elle se tient devant moi. Malicieuse. Les cheveux blonds aux teintes rousses, décoiffés, comme à l’accoutumée.
La robe blanche, dans un piteux état, est maculée par-ci par-là de taches de boue.
Les genoux écorchés. Comme toujours.
Dans sa main gauche, un sac de billes. Tendu vers moi. Comme une offrande.
Une sauvageonne sur mon palier qui y a atterri par je ne sais quel mystère inexplicable.
Et improbable.
Une sauvageonne qui m’est si familière… si bien connue de moi, naguère. Et que j’avais oubliée, effacée, au fil du temps. Perdue dans les labyrinthes des contraintes sociales et professionnelles.
Déconcertée par son apparition inconnue, je bégaie presque.
- Que… que fais-tu là ? D’où… d’où sors-tu ? Que veux-tu ?
- Je suis chez moi, ici. Je suis toi. Je suis l’enfant que tu as été. La fillette que tu as oubliée. Je suis là pour te rappeler qui tu es. Pour te dire que…
Quand sonneront les cloches d’antan
Je m’en irai humer les jaunes senteurs
Tapies sous les froufrous des humeurs
Et sur la jetée vêtue du rire des enfants
Qui résonne cristallin aux abords du Port
Je nouerai le vent au corps nu du mirador.
Quand sonneront les cloches à tue-tête
Les heures frémiront en une libre pirouette
Au loin retentiront les billes canailles
Explosion de palettes. Euphorie de ripaille.
Puis elle a disparu, ma sauvageonne aux genoux écorchés, aux ongles rongés jusqu’au sang et noircis par la terre. Au sourire espiègle. Au regard narquois.
Sur mon palier, le vide. Sur mes lèvres, un goût de rhubarbe et de groseilles.
Et dans la paume de ma main gauche… un sac de billes.
Des billes à faire rouler le long des sentiers du monde. À s'en écorcher les genoux. À la poursuite de l’enfant que l’on a été. Que l’on est. Que l’on sera jusqu’au bout. Des billes pour renouer avec cet enfant que l’on a été.
Parcourir de nouveau les sentiers rocailleux de l’enfance.
Et s’y égarer. Pour mieux se re-trouver
Si …si tout n’est pas une chimère. Si tout n’est pas une hallucination née de l’opium.
Si tout n’est pas que littérature.
Si, comme dans les livres, tout est encore possible.
Après tout, le livre n’est-il pas l’opium de l’Occident ? [1]
[1]Anatole France
Les livres de Mona Azzam
Très jolie rêverie. Mais ,tout de même Mona, ne forcez pas trop... sur le café!
Mona j'adore tes textes, ils sont divins, ils me transportent. J'aime ta façon d'écrire. Mariaclara🙂