Rosy a 90 ans mais ne s’en souvient pas. D’ailleurs, depuis quelque temps, elle en a 62. La mémoire en naufrage, elle ne peut plus se raconter. Alors c’est sa fille qui prend la parole. Pour la retrouver, fixer des instants de vie, évoquer la relation fusionnelle qui les lie, l’inversion progressive des rôles et ce qu’il reste d’humour et d’amour, malgré la réalité brutale de l’effacement de soi.
S’appuyant sur des souvenirs d’enfance, elle ouvre un territoire où le passé et le présent cohabitent, et tente de restituer la vie simple et la personnalité de celle qui était un modèle de force active, d’excentricité et de joie de vivre.
La Mère à côté, c’est l’hommage lumineux et bouleversant d’une fille à sa mère, écrit dans l’urgence de lutter contre l’absence. Mais, au-delà de l’expérience personnelle, l’auteure donne une valeur collective à son récit, en tentant de répondre à cette question : que signifie pour une femme de vieillir ?
Extrait :
Je pars. C’est décidé. J’en ai plus qu’assez de cette famille qui ne me comprend pas. Tu assistes, stoïque, à ma colère d’enfant. Je prends ma petite valise et y dépose des culottes propres, du PQ, celui que tu glisses toujours dans mes poches pour l’école, au cas où. Mon pull moche que tu as tricoraté. Et des pommes. Les pommes c’est la vie. Je peux tenir des semaines entières avec quelques pommes. Je pense aller à la DDASS. Normalement, ils s’occupent des enfants sans parents mais ils devraient pouvoir faire une exception pour moi si je leur dis que j’ai abandonné les miens. Tu écoutes mon discours sans m’interrompre. À force de me demander de ranger ma chambre, il fallait bien que cela éclate entre nous. Cette vie d’enfer que tu me fais mener n’est plus supportable. Adieu. Tu me proposes de déjeuner avec toi avant de partir. On dirait que le fluide que tu as avec les animaux fonctionne aussi sur moi. J’accepte, je capitule et renonce à mon voyage.
— Vous partez en voyage ?
— Oui, je pars chez ma fille. — Vous serez absente longtemps ?
— Oui, douze culottes. Bonne journée, cher voisin.
Tu voyages plutôt dans ta mémoire depuis quelque temps. Tu mélanges allègrement les époques, les noms, les liens. Une fille devient une sœur qui devient une mère qui redevient vivante. Tu me parles de ton enfance et me demandes si je me souviens. Tu dis « ton père » mais tu parles de lui comme si c’était le tien. Je t’appelle pour te prévenir que je viens déjeuner et te demande si tu es contente de me voir : Bien sûr, je suis quand même ta fille. Il y a quelques semaines encore, tu le disais en plaisantant. Ce matin, tu doutes de ta réponse, sentant l’étrangeté de la situation sans bien saisir ce qui cloche. Je pense à la chanson Tu t’en vas, « Comme un soleil qui disparaît, Comme un été, comme un dimanche, J’ai peur de l’hiver et du froid, J’ai peur du vide de l’absence ». Tu me manques déjà, tu es dans une version Schrödinger de la vie, là et pas là tout à la fois.
Extrait de "La mère d'à côté" de Thael Boost
コメント