Le rouge et le noir ont marqué Stendhal, le rouge et le bleu m’ont marquée. D’accord, toute proportion gardée !
Petite, j’étais vêtue de rouge, ma sœur aînée, de bleu.
De même, les informations télévisées nous présentaient un monde scindé en deux couleurs primaires et opposées :
Les États-Unis d’Amérique, bleus ; l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, rouge.
Giscard d’Estaing et le baron Empain, bleu ; la Fraction armée rouge allemande, rouge.
Aldo Moro, bleu ; les Brigades rouges, ...
Cela me donnait beaucoup à penser : le téléphone rouge de Jimmy Carter était-il bleu chez Leonid Brejnev ? Qu’était-ce qu’une fraction ? À cette question, mon esprit rétif aux maths ne m’a toujours pas, plus tard, donné de réponse, mais ça, c’est une autre histoire.
Mais revenons à ma famille. Ma grande sœur faisait partie d’un groupe folklorique — elle dansait dans les rues des villages, en jupons rouges sous le ciel bleu. La vie était simple à défaut d’être légère. Malgré toutes les horreurs du JT, je nous croyais en sécurité mes sœurs et moi, alors que le rouge sang coulait, croyais-je, aux frontières de la France.
1977, en Allemagne, lors de l’enlèvement de Hanns Martin Schleyer par la Fraction Armée Rouge, son garde du corps et des policiers meurent.
1978, à Paris, enlèvement du baron Édouard-Jean Empain. La police soupçonne la Fraction Armée Rouge.
Deux mois plus tard, en Italie, enlèvement d’Aldo Moro par un commando des Brigades rouges.
Les images sont violentes, dans un monde où elles n’abondent pas comme aujourd’hui, et ne sont ni banalisées ni surtout expliquées à l’enfant que j’étais.
À la télévision, les informations sanglantes rapportent que les ravisseurs envoient à la famille du baron Empain un flacon de formol dans lequel se trouve un de ses doigts. Le baron sera renvoyé à sa famille, petit à petit, en petits morceaux, si la rançon n’est pas payée.
Des semaines d’informations télévisées accentuent une atroce attente qui ont marqué horriblement mon imagination. Je tentais de me rassurer : Paris était loin de Toulouse — il n’y avait pas d’autoroute directe pour s’y rendre. Ne parlons même pas de la distance qui, à mes yeux d’enfant, me séparait de l’Allemagne ou de l’Italie ! Impossible que ce cauchemar rouge — armée, fraction, brigade, sang — devienne réalité sauf que…
Un jour, mes parents laissent ma sœur partir pour une tournée d’une semaine en Italie avec son groupe folklorique : sont-ils inconscients ? Leur fille, yeux et chemisier bleus, seule en Italie contre les Brigades rouges ! Mes cauchemars de doigts coupés incluent maintenant ma sœur qui, tronçonnée, nous revient par la poste en petits morceaux affranchis d’un timbre rouge à dix centimes (de francs !). Chaque jour, en rentrant de l’école, je demande de ses nouvelles. Mes parents s’étonnent du vif intérêt que je manifeste pour ma sœur.
L’Allemand Hanns Martin Schleyer est exécuté par la Fraction armée rouge, quarante-trois jours après son enlèvement. Son corps est retrouvé dans le coffre d’une voiture à Mulhouse, France.
Le baron Empain, italien, est libéré après soixante-trois jours de captivité. Abandonné sur un terrain vague dans une rue d'Ivry-sur-Seine, France, avec un billet de dix francs, il est faible, seul, désorienté.
L’italien Aldo Moro est exécuté par les Brigades rouges, après cinquante-cinq jours de détention. Son corps est retrouvé en Italie dans le coffre d’une Renault 4L, tête et jambes pliées sur pour rentrer dans si peu d’espace.
Et ma sœur ? En jeans bleus, elle est revenue saine, sauve et heureuse de cette Italie que j’imaginais à feu et à sang. Si seulement on m’avait expliqué que ma sœur n’intéressait ni Fraction armée ni Brigades rouges, contrairement à un louche président du patronat allemand, un riche héritier président d’une grande entreprise, ou un dirigeant de la Démocratie Chrétienne.
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